17/11/2004 - Article paru dans le journal NIKKEI
Kan Nozaki, " Une langue inapte au calcul "
Cet article a été traduit en français par un membre du mouvement de protestation contre les propos du maire de Tokyo.

Il a été décidé que l'actuelle Université municipale de Tokyo sera supprimée à la fin de l'année académique courante pour voir naître un nouvel institut universitaire, dit de Tokyo la Métropole. Une organisation de soutien à la nouvelle université aurait été fondée et sa réunion inaugurale aurait eu lieu l'autre jour, dans la mairie, dans une ambiance plus ou moins animée.
Les professeurs de l'actuelle université ont été nombreux, surtout dans la faculté des sciences humaines, à manifester leur opposition à cette réorganisation. Une partie des enseignants de littérature française et de littérature allemande se sont montrés les plus résistants pour essuyer finalement une défaite totale.
Dans son discours de félicitations prononcé lors de la réunion inaugurale, le maire de Tokyo, faisant mention de ce groupe d'opposants, aurait déclaré :
" ...Le français étant une langue inapte au calcul, il est tout à fait normal qu'elle soit disqualifiée comme langue internationale. Certains individus qui s'accrochent à une telle langue manifestent une opposition infructueuse. C'est ridicule, et ne mérite même pas d'être pris en considération. " (Mainichi-Shinbun, 20 octobre [2004] )
" Le français est une langue inapte au calcul..." Bravo monsieur le maire, oh, que c'est bien dit !
C'est vrai que moi, enseignant de français depuis plus de dix ans, je calcule encore assez mal avec les nombres français. Surtout au-dessus de 70. Dans mes classes aussi, je mets assez de temps pour expliquer ce point-là. " Ecoutez bien. Il n'existe pas de mot français qui signifie 70 à lui seul. Il faut dire 60+10 pour ça ". Je vois le visage des étudiants s'assombrir légèrement. " Ni le mot 80, non plus. Il faut dire 40x20...". Alors là, la classe entière commence à bruire.
" Alors, comment dire 90 ? Vous devinez ? Voila. On dit 40x20+10. Allez, répétez après moi : Quatre-vingt-dix !... "
Mais en réalité, jusqu'au XVIIe siècle, les mots septante, octante et nonante existaient aussi dans le français de France. Ce n'est que sous le règne de Louis XIV, sous l'effet d'une standardisation formelle de la langue française, que ce système vicésimal, curieux en effet par son irrégularité, a fini par être adopté. Depuis lors, la France a produit une pléïade de mathématiciens et de physiciens. Les activités économiques se sont développées sans problème. Et surtout, les lecteurs de Balzac et de Zola le savent, s'est formé un caractère national très original en ce qui concerne le calcul de l'argent. " Une langue inapte au calcul ", c'est donc quand même trop fort.
Ma femme, après sa sortie de l'université, a travaillé un temps dans la succursale japonaise d'une banque française. Dès le premier jour, elle a dû recevoir des clients français, et s'exprimer en français, bien sûr. Je ne peux que lui temoigner d'avantage de respect, mais d'après elle, ce ne serait là qu'une simple question d'habitude.
Ce qui m'inquiète dans les propos du maire de Tokyo, c'est que sa rancune contre certains professeurs de français réfractaires débouche sur un mépris absolu de la culture française. Et pourtant les oeuvres de jeunesse de M. Ishihara n'étaient-elles pas truffées de citations de Cocteau, de Malarmé... et de bien d'autres ? Son roman "La Saison du soleil" ne portait-il pas comme épigraphe un passage de Simone de Beauvoir ? Sa grande admiration pour la littérature française (du moins dans sa prime jeunesse) est flagrante, incontestable, me paraîit-il.
En tout cas, moi, un simple professeur de français, je viens de refaire le voeu d'améliorer mon français, suffisamment pour montrer à mes étudiants que le français est bien apte au calcul. J'ai cependant un pincement au coeur, quand je songe à mes collègues de l'Université municipale, qui devront continuer à enseigner le francais dans la nouvelle université. Dire qu'eux, grands connaisseurs de la langue française, spécialistes de littérature française de renommée mondiale, ils doivent subir les insultes et les moqueries de la part du maire de Tokyo, ex-homme de lettres au surplus ! Le vent est certes contre nous autres profs de francais, mais relevons la tête, accrochons-nous à cette langue mystérieuse, jusqu'au bout de nos forces.

( Kan Nozaki, littérature francaise)